par Christian
LAVIGNE
Président
de Toile Métisse, Secrétaire D'Ars Mathématica, Coordinateur
Général d'InterSculpt
le
tissage du monde
La fin du XXe siècle aura été marquée par la production massive d'images et de sons numériques, diffusées non moins massivement par des machines, des supports et des réseaux qui ont finalement conquis le grand public: micro-informatique, baladeurs divers et variés, CD, DVD, Internet… Une majorité de théoriciens, de penseurs accrédités, glosent depuis 10 ou 20 ans sur cette "révolution", cette "rupture" qui, engendrée dans les société occidentales, se mondialise petit à petit - comme dans la perspective sous-jacente du fameux "global village" ou "village planétaire" défini par Marshal Mac Luhan. Il y a beaucoup à dire sur ces concepts hâtifs, ces analyses incomplètes, mais nous nous bornerons ici à quelques remarques préliminaires afin d'éclairer notre sujet - la cybersculpture. Observons tout d'abord que le
véritable étonnement vis à vis de notre époque
ne concerne ni les images ni les sons, mais les textes. Bien des
futurologues de naguère, impressionnés par le téléphone
puis la télévision, avaient annoncé la suprématie
de l'audiovisuel sur l'écriture, le quasi abandon de la correspondance
épistolaire, du moins dans sa forme traditionnelle - la forme rêvée
étant celle de la machine qui tape toute seule le courrier. Or il
n'en est rien. Aux États-Unis, parangon du pays branché,
la durée annuelle des communications pour l'envoi de messages écrits
est supérieure à celle des conversations téléphoniques.
Quant aux "machines", ou plus exactement aux logiciels de reconnaissance
vocale dédiée à l'écriture, il vaut mieux s'en
passer, taper soi-même ou avoir une secrétaire intelligente!
D'ailleurs le progrès viendra plutôt des systèmes de
transcription de l'écriture manuscrite…
Texte, du Latin textus, qui a aussi donné
textile. Encore un effort de mémoire, et le sens profond de notre
évolution (et non pas rupture) technologique récente pourra
se dégager de l'histoire et de la mythologie. Le textile est le
fruit du tissage. Nous avons conservé dans le langage commun 2 significations
à ce mot: au propre, l'action d'entrelacer, de réunir entre
eux des fils; au figuré, l'action de lier des abstractions, ou des
relations de personnes à personnes. Le texte, comme le textile,
tisse des liens. Mais il y a une troisième signification, que nous
avons perdue de vue: le tissage du monde.
Un grand nombre de mythes envisagent l'univers sous l'aspect d'un tissage
divin, de la Chine à l'Afrique. Chez les Dogons, par exemple, l'homme
est le résultat d'un tissage du dieu Nommo, son corps est un métier
à tisser, sa parole est assimilée à la fine et longue
bande de tissus qui sort des métiers traditionnels.
L'idée que le monde soit un tissage, que la communauté des homme ait sans cesse à tisser et à retisser des liens avec toutes sortes de fils symboliques, cette idée est donc fondatrice de notre civilisation néolithique - si j'ose dire, en constatant, comme mon confrère Alexandre Vitkine, qu'il n'y a pas loin du silex au silicium! Avançons encore. L'outil majeur du tissage du monde est aujourd'hui l'Internet. L'image de ce tissage est donnée par les mots NET et World Wide Web. Le premier est traduit sous le nom de "Réseau", le second sous celui de "Toile Mondiale" - avec généralement l'idée d'une toile d'araignée. On peut s'attarder sur cette Toile, ce textus électronique, et les aventures d'Arachnée…Mais, en Anglais, le NET a une autre signification, qui me semble plus juste et plus intéressante: le FILET - un réseau de fils liés entre eux par des nœuds - on retrouve les conducteurs et les "nodes" de l'Internet. Le filet, depuis l'origine lointaine de
notre civilisation, c'est l'accessoire indispensable du chasseur et du
pêcheur. Le filet de nos ancêtres servait
à nourrir les corps. Le Web d'aujourd'hui chasse, pêche, rassemble
les intelligences: il sert à nourrir l'esprit…Et quand il
se fait hamac, il sert aussi à le reposer ;-) !
Voilà en quoi j'appelle souvent les NTIC: "projet néolithique". Ce point de vue n'est évidemment pas celui des amateurs de "fast-concepts", de concepts à la mode, qui confondent innovation technique et révolution spirituelle. Il n'en n'est pas moins extraordinaire de voir avec quelle persévérance, depuis des milliers d'années, l'humanité essaye de réaliser son rêve, tente d'accomplir son destin: pas de "village global", mais un réseau complexe et universel de relations entre les individus et les communautés - qui maintenant se reconnaissent d'un point à l'autre du globe. Tout le problème est de faire en sorte que les gros métiers à tisser respectent les petits, que chacun puisse exprimer son dessein et ajouter son dessin sur la Toile… |